L’avortement de votre fille ne doit pas être un sujet tabou
L’avortement n’est qu’un choix reproductif, pas une décision morale honteuse.
«Ta fille a 14 ans, c’est ça?» m’a demandé un type pendant un mariage. «J’imagine que tu croises les doigts pour ne pas te retrouver grand-mère!» Je ne me suis pas sentie vraiment vexée (c’était une fête après tout, et la plupart d’entre nous étions bien pompettes et parlions sans filtre) mais j’ai quand même été un tantinet surprise par la manière détendue dont un relatif inconnu abordait le sujet de l’activité sexuelle théorique de mon enfant. Dans une tentative de faire avancer la conversation, j’ai poliment gloussé et j’ai répondu: «Eh bien si elle tombe enceinte je l’aiderai à se faire avorter, donc je ne risque pas grand-chose».
Il y a eu un long silence pendant lequel le type et les autres personnes qui participaient à la conversation m’ont regardée, sous le choc. Il avait fait un commentaire badin sur la potentielle grossesse de ma fille adolescente, et j’avais répondu sur le même ton en évoquant son droit à disposer de son corps et de ses choix reproductifs. Pourquoi sa réflexion à lui avait-elle suscité des rires et des regards entendus tandis que la mienne donnait l’impression que je venais de faire crisser mes ongles sur un tableau noir? Heureusement, quelqu’un a changé de sujet, et je suis donc restée grâce à eux sur cette impression que c’était moi, et pas lui, qui avais dit quelque chose d’atrocement déplacé.
Mais pourquoi? On était dans le Massachusetts. Tous étaient des gens progressistes sûrement ouvertement favorables à l’accès libre à l’IVG. Et pourtant, le fait que je donne une matérialité au concept théorique de l’avortement choquait leur sensibilité. Et il ne s’agissait pas d’un incident isolé. Je n’ai pas tardé à me rendre compte qu’être la mère d’adolescentes signifiait être exposée à de nombreuses conversations de ce genre, autour de la potentielle grossesse non désirée qui pourrait découler de leurs«mauvaises décisions». Des amis qui ont des filles du même âge que la mienne racontent en plaisantant qu’ils les avertissent de «garder les jambes bien serrés» ou de ne pas se faire «mettre en cloque.» Chaque fois que je signale que tomber enceinte n’oblige pas forcément à avoir un bébé, l’assistance reste bouche bée.
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Si elles devaient y recourir, je les soutiendrais
Oui, l’Amérique reste fondamentalement conservatrice sur le sujet de l’avortement et l’arrêt Roe v. Wade, qui légalise l’avortement aux États-Unis, est mis en danger par la Cour suprême depuis la nomination de Kavanaugh. Si un récent sondage Gallup indique que le soutien en faveur ou contre le droit à l’avortement est également réparti –environ 48% de chaque côté– le nombre de celles et ceux qui soutiennent l’IVG tombe à 29% lorsque qu’on demande s’il doit être légal en toutes circonstances. Cela peut s’expliquer en partie par une mauvaise connaissance de sujets comme le développement fœtal et l’avortement tardif, susceptible de l’emporter sur notre compréhension logique de la grossesse en faveur d’une réaction plus émotionnelle. Mais cela a également un rapport avec nos valeurs culturelles autour de la grossesse et de la responsabilité de la femme en la matière.
Souvent, pour que l’Américain moyen accepte l’idée que c’est une option envisageable, il faut qu’il existe un autre élément moral qui supplante le dégoût fondamental éprouvé envers l’acte de l’avortement en lui-même (viol, inceste ou risque grave pour la santé de la mère). Nos lois et nos règlements renvoient de plus en plus souvent à l’idée que l’IVG est (seulement parfois) un mal nécessaire plutôt qu’un choix de santé moralement neutre. Même parmi la gauche progressiste et pro-choix, l’avortement est souvent évoqué comme un dernier recours –un événement horrible et traumatisant qui doit être évité à tout prix. Mais ce n’est pas comme ça que moi, je parle de l’avortement à mes filles.
Je leur dis que oui, il y a un tas de bonnes raisons d’éviter de risquer une grossesse non désirée: les dangers physiques potentiels d’une relation sexuelle non protégée, les éventuelles complications émotionnelles. Mais aucune raison ne devrait affecter notre capacité à soutenir, sans le juger, le droit d’une femme à choisir. Je leur rappelle qu’elles ont de la chance de vivre dans un État qui permet un accès légal et sûr à l’avortement et que si elles se retrouvaient un jour dans une situation qui les conduisait à avoir recours à ces ressources, je leur fournirais le soutien dont elles auraient besoin.
Il est temps de cesser de se dérober
J’aimerais penser que les autres parents progressistes ont ce genre de conversations avec leurs filles, mais à en croire ma propre expérience, je soupçonne que ce n’est pas le cas. Et je le comprends. C’est une chose de croire au droit d’une personne théorique à mettre volontairement un terme à sa grossesse, c’en est tout à fait une autre d’envisager le comportement de votre propre enfant et ses conséquences. Peut-être les parents s’inquiètent-ils à l’idée que la grossesse non désirée de leur fille puisse renvoyer une mauvaise image de l’éducation qu’ils lui ont donnée, impliquant qu’elle a pris le genre de «mauvaises décisions» qu’ils lui ont pourtant consciencieusement bien dit d’éviter. Et parler de la grossesse de sa fille semble presque abstrait, comme une figure rhétorique du genre «sortir le fusil de chasse» pour la défendre contre les assauts de messieurs peu délicats.
Ce n’est pas réel; c’est juste un truc que disent les parents pour indiquer une vague angoisse à regarder leurs enfants grandir et atteindre la maturité sexuelle. Parler de l’avortement de sa fille, en revanche, ce n’est pas un raccourci culturel ou un cliché banal; c’est une référence spécifique à une procédure spécifique réalisée sur votre fille à vous. Soudain, ces conversations abstraites sont propulsées dans le domaine du réel et du possible, et c’est très inconfortable. Que feriez-vous, oui, vous, c’est la question implicite provoquée par ma réponse, si votre fille était enceinte et qu’elle et vous étiez d’accord pour qu’elle ne mène pas sa grossesse à terme? Que feriez-vous vraiment? Je crois qu’il est temps de cesser de se dérober devant cette vraie question et sa très concrète réponse, et d’aligner notre éducation et nos opinions.
Tant que les gens trouveront acceptable de plaisanter avec l’idée que mes filles puissent tomber enceintes, je continuerai à répondre sur le même ton en réitérant mon soutien à leur droit de choisir comment disposer de leur corps. J’espère que les parents pro-choix seront plus nombreux à faire de même. Vous serez sûrement confrontés vous aussi à un barrage de silences gênés et de regards choqués, mais je crois sincèrement que plus nous parlerons confortablement de l’avortement sans émotivité ni jugement moral, plus il se normalisera, même parmi celles et ceux qui revendiquent déjà être pour.
Et honnêtement, créer un petit malaise dans des mariages ou lors de soirées entre mamans, c’est le moins qu’on puisse faire pour contribuer à remettre en question les a priori culturels sur la sexualité et les droits reproductifs des femmes. C’est un moyen certes modeste mais significatif de faire bouger le curseur de la conversation politique et culturelle autour de la moralité de l’avortement, et un moyen formidable, aussi, de dire à nos propres filles que nous ne nous défilerons pas lorsqu’il s’agira de leurs corps à elles.